The Truman Show
Introduction
Truman, 30 ans, n’a jamais quitté sa ville natale. Il y mène une vie normale et banale : il sourit très poliment à ses voisins tous les matins avant d’aller au travail, cherche sans faillir son journal quotidien, a toujours au passage une pensée délicieusement attentionnée pour sa femme et ses magazines, et rentre le soir après le travail, le sourire toujours collé au visage, regarder son programme télé favori. Normal.
Pourtant, certains détails perturbants viennent bouleverser cette existence apparemment idyllique et sans relief : une caméra tombe du ciel, d’authentiques inconnus connaissent son nom, la radio énonce précisément l’itinéraire qu’il suit en voiture…
Bientôt, les masques tombent : toute sa vie est une gigantesque mise en scène, en vérité Truman est depuis sa naissance la star d’un programme TV international de télé-réalité diffusé 24 heures sur 24, suivie par des millions de téléspectateurs.
L’éveil dans la prison dorée
Autant dire que la chute est brutale. Cette révélation signifie que toute sa vie a été ballottée par des vagues artificielles, des lignes écrites sur un scénario destiné à plaire, où Truman se révèle n’être qu’une vulgaire marionnette. Sa mère, sa femme, son meilleur ami tous, tous jouent le rôle qu’ils sont censés jouer auprès de lui et ce, depuis le début.
Tout ce qui constituait la réalité de Truman, les fondations de toute une vie s’effondrent. Dans ce microcosme factice, entièrement façonné par un réalisateur sans vergogne, parsemé d’acteurs professionnels pas plus humains que lui, Truman se révèle, littéralement, l’unique “true man”.
La soif de vérité face à l’illusion
Un des grands thèmes du film repose sur cette interrogation métaphysique, presque primitive : “Et si la réalité objective qui m’entoure, que mes sens perçoivent, n’était qu’une vaste mascarade ?”. D’ailleurs est-ce si important d’être certain d’évoluer dans la “vraie” réalité ? Ce sont des questions que posent également un film comme Matrix par exemple, ou la série Westworld, avec ce fameux échange :
“- are you real ?
- Well, if you can’t tell, does it Matter ?”
À travers le personnage de Truman, le film exprime ce besoin presque viscéral, vorace et inaliénable d’atteindre la vérité. À peine un minuscule doute s’instille en lui, même s’il est incapable d’affirmer que son monde est réel ou non, Truman veut démêler le vrai du faux, quitte à abandonner toute sa vie.
Pourtant on l’avertit, le “vrai monde” est pire que l’île postiche où Truman a toujours vécu, le “vrai monde” transpire le mensonge, la fausseté, là-bas gouvernent les apparences, l’hypocrisie, les sourires empruntés, là-bas la parole n’est destinée qu’à dissimuler une pensée différente…
Rien à faire, Truman préfère la pilule rouge, il préfère un Enfer véritable qu’un faux Paradis.
La frontière floue entre vie publique et vie privée
À 27 ans d’écart, le film frappe frontalement notre époque : jusqu’où peut-on exposer une vie ? Il montre notamment comment le voyeurisme s’excuse et se justifie en se parant de la notion de transparence, soit l’information totale normalisée, comme droit légitime, la vie privée froissée et comprimée en boule, puis jetée dans les poubelles de l’oubli.
Avec la téléréalité, les réseaux sociaux, les lives 24h/24… l’enjambement du public sur le privé devient anormalement commun et la différence entre les deux en devient nébuleuse.
Le client est roi, le client est spectateur, et le client veut tout savoir.
La preuve sinistre : les fidèles du Truman Show sont désemparés quand le programme se coupe momentanément. Ils ne sont pas inquiets pour le sort de Truman, non, ils se foutent royalement de son bien être, mais ils sont inquiets de manquer quelque chose, qu’un événement important ait lieu pendant ce laps de temps ; c’est bien connu, ne pas tout savoir, c’est ne rien savoir.
Effroi social de rater quelque chose : syndrome FOMO.
Le spectateur complice : entre mépris et identification
Le spectateur (du film), par réflexe, condamne moralement le fait de visionner si perversement la vie d’une autre personne. Ainsi il se retrouve à mépriser les fidèles du show qu’on voit apparaître sporadiquement.
Pourtant par un génie de réalisation, aussi par une mise en abyme parfois vertigineuse, par des alternances entre le jeu et la réalité, entre le show et le film, on constate que nous aussi, on regarde, nous aussi nous regardons The Truman Show. Après tout, un détail qui a son importance, le nom du film est similaire au nom du programme TV que suivent des millions de personnes dans le monde. C’est une façon de dire, pour Peter Weir, un peu brutalement, que “si vous les méprisez, c’est vous que vous méprisez, vous n’êtes pas différent d’eux”.
Donc on méprise mais on fait pareil, on méprise car on fait pareil ?
En ce sens, Truman Show nous fait prendre de la hauteur et montre comment l’on s’auto-vilipenderait si l’on se voyait tel que l’on est. Car l’immense mépris que l’on peut vouer aux autres et à leurs défauts est bien souvent le reflet des nôtres, inavouables.
Nous partageons de fait cette même pulsion voyeuriste que nous condamnons. La preuve déplorable : quand Truman s’en va à la fin et quitte pour de bon le show, il devient en somme quelqu’un d’ordinaire, et reste un individu que je ne connais pas. Pourtant, au premier visionnage, j’ai eu la gourmande et malsaine envie d’en voir plus, de le voir évoluer “dans la vraie vie”, de voir comment il s’adapterait, de le voir retrouver la seule femme qui était réellement de son côté.
J’ai eu les mêmes attentes infectes que ces spectateurs que je mésestimais ouvertement. Pardon Truman.
The Truman Show-réseaux sociaux : même combat
L’assouvissement d’un tel besoin voyeuriste n’est pas nouveau, et n’est pas derrière nous, au contraire, il a un bel avenir ! Instagram (et consorts) est comme une fenêtre ouverte sur des millions et des millions de voisins, mais des fenêtres complètement diaphanes, où toute la vie des autres nous est immédiatement accessible, sans possibilité de baisser les stores. Je l’ai dit : dans The Truman Show comme aujourd’hui, vie publique et vie privée se téléscopent.
Ainsi The Truman Show est pensé pour opérer une prise de conscience fondamentale : celle, brutale, que l’on pourrait passer son existence à regarder la vie des autres, laissant la nôtre s’écouler, et ceci dans la plus grande indifférence. C’est s’imprégner de la vie d’autrui et se dissocier de la sienne. Des vies éparses, éparpillées, amenées au sommet ou au fond du fond du système, par les caprices d’un obscur algorithme tout puissant, des vies factices, des vies d’apparence ; plus que tout les réseaux sociaux et leurs concepteurs ont intégré l’intérêt fondamental de l’homme pour la vie des autres et leurs détails insignifiants.
Et puis quand le Truman Show s’interrompt - quand l’Iphone s’éteint, que le scroll devient impossible -, c’est le vide, le vide insondable, la rencontre impromptue et indésirable avec soi…
Relations fantasmées
Le pire dans tout ceci, ce sont les relations fantasmées. Les spectateurs aiment Truman, ils ont grandi avec, ils mangent avec lui ; ils l’aiment alors qu’ils ne l’ont jamais rencontré, ils aiment un personnage purement public. Un amour à sens unique, une obsession douce et aliénante.
Car The Truman Show montre bien que ces liens factices prouvent le développement d’une forme d’incapacité à faire le distinguo entre le réel et le postiche. Un téléphone est une fenêtre sur le monde, il étend certes la réalité, mais la simule, la mime. Ces fenêtres donnent l’illusion du vrai, de la proximité et même de la possibilité.
Le film épingle justement la relation malsaine nouée avec Truman et l’emprise caustique de programmes tels que ceux-ci : l’homme dans sa baignoire, les filles du café, tous s’émeuvent et vivent avec et à travers Truman. Car il est évident que c’est le genre de programme que l’on laisse tourner en fond, pendant qu’on fait tout et n’importe quoi. Le Truman Show, comme les vidéos et les streams, les live d’aujourd’hui, c’est vivre avec quelqu’un, c’est ne pas être seul.
Une pratique largement répandue destinée à combler la solitude et le vide existentiel.
Truman, métaphore de l’utilisateur moderne
Et pour aller plus loin, dans son petit monde factice, Truman s’avère être la métaphore parfaite de l’utilisateur lambda dans son microcosme en ligne.
Le monde de Truman a été construit exclusivement pour lui, tout tourne autour de lui ; pareil pour internet et les réseaux sociaux, l’utilisateur n’est pas un inconnu quand il pénètre en ce royaume numérique : il est souverain.
C’est un royaume façonné par lui, par ses goûts, ses dégoûts, confectionné avec une attention particulière à ses élans dépensiers. Pathétiquement, de petits serfs algorithmiques s’affairent, s’agitent, jouent des coudes, et tels des bouffons, s’attachent à toujours distraire le roi de différents contenus. Truman est roi en vérité, comme le roi en ligne : il est donc, en théorie, libre de ses mouvements.
Tout se passe donc comme s’il pouvait objectivement s’échapper, mais en est en réalité incapable. Tout l’en empêche. Il est libre de partir, mais que dire de la peur panique de l’eau qu’on lui a inoculé dès son enfance, que dire aussi des affiches dans l’agence de voyage, clamant “it could happen to you” , illustrant la foudre qui fracasse un avion.
La “désenvie” de partir de Truman est instillée insidieusement, à son insu, comme subliminalement, alors qu’on fanfare partout de façon tapageuse qu’il est libre de partir s’il le souhaite. Mais si ce souhait en question est corrompu par des messages qui lui arrive, dont il n’a même pas conscience, alors sa liberté n’est qu’une ridicule supercherie.
Aujourd’hui aussi, l’utilisateur peut partir s’il le souhaite, mais que c’est rendu difficile ..! le roi enchaîné est enchainé dans un microcosme à son image.
Mais les chaînes aux pieds dérangent moins quand l’on se laisse mettre une couronne sur la tête. Sans doute l’époque contemporaine a-t-elle le mieux compris que pour asservir complètement, il faut anoblir : le serviteur doit se croire monarque.
L’ordinaire est extraordinaire
Ce que j’aime avec ce film, c’est bien sûr son côté prophétique, mais surtout la myriade d’interprétations qu’il est possible d’en faire. Une métaphore du rapport à l’homme et Dieu, le rapprochement avec Matrix, avec Orwell, des interrogations plus larges sur le libre arbitre et le déterminisme, le consentement, la famille et les amis et j’en passe.
Ce qui est vraiment frappant, c’est que The Truman Show est le programme le plus suivi au monde dans le film, et qu’il n’est question que…de la vie ordinaire, réaliste, purement quotidienne et banale, d’un américain de 30 ans. Pas d’aventure, pas de grandes échappées, pas de rocambolesques effets spéciaux, pas d’expédition dans l’espace. Rien qu’un homme qui mange ses céréales en pyjama le matin, qui se parle dans le miroir et qui fait du jardinage le dimanche.
L’être humain est attiré et intéressé par la vie qu’il pourrait mener, il aime s’identifier pour s’oublier. Ça conforte dans la médiocrité.
Le simulacre publicitaire : la publicité qui ne dit pas son nom
Devinez. Un programme centré sur la vie ordinaire simule à merveille le réel. Et cette fusion du factice dans le vrai, le réel, cette confusion est une incomparable aubaine pour les publicitaires.
Une bonne publicité est une publicité qui n’en a pas l’air. Une publicité qui ne s’annonce pas. Une bonne publicité est celle qui se pavane sous les drapeaux du réel.
The Truman Show est ponctué de séquences où les acteurs du show font la publicité de certains produits, avec les textes transmis par les publicitaires chuchotés à l’oreillette, un petit zoom sur le produit qui va bien aussi, c’est important. L’espèce de méfiance, de mécanisme d’auto-défense contre la publicité est désactivé quand la pub est déguisée, et semble spontanée.
L’ère actuelle des placements de produits se prélasse dans un tel sillage.
Critique générale du capitalisme et du consumérisme de masse
The Truman Show est sur tous les fronts et n’épargne personne. Le capitalisme, représenté par un réalisateur moralement douteux qui a sacrifié la vie d’un orphelin pour en faire une star d’un show hyper rentable à l’échelle planétaire, ses placements publicitaires et, enfin, le consumérisme béat.
Je rappelle qu’à la fin du film, les spectateurs du show ont eu ce geste, ancêtre du scrolling, de “swipe”, soit de changer de chaîne, de programme. “On regarde quoi ensuite ?”, sans plus de réflexion, de questions, pour un show qu’ils ont dû suivre une bonne partie de leur vie.
Personnellement, après avoir regardé The Truman Show, comme beaucoup, je n’ai pas “swipe”, je n’ai pas scroll, je ne me suis pas demandé ce que je regarderai maintenant…non, je suis resté là, ruminant d’embryonnaires réflexions, traquant de potentielles caméras me filmant à mon insu, trouvant louche l’oeil de la webcam qui me guette sans relâche, jetant aussi des regards vers mon téléphone, avec un peu de ressentiment…
Les grandes œuvres ne laissent pas indifférent. Elles chatouillent quelque chose en nous, comme pour s’y inscrire définitivement, et s’engager pour le reste de la balade.
Elles sont celles qui restent, le reste s’envole.
Mots de la fin
1. The Truman Show nous rappelle qu’il y a bien une vie à vivre hors caméra. Aussi fou que cela puisse paraître.
2. Les fidèles du show exultent à la fin, quand Truman quitte son monde postiche. Sont-ils pour autant heureux pour lui ? En réalité, pour eux, ce n’est rien de plus qu’une happy end. Ni chaud ni froid. Il n’est après tout, que le personnage attachant d’une série.
Ingénieusement, ce que la fin du film suggère, c’est que cette apparente happy end dissimule peut-être une tragedy, peut-être que ce qui va attendre Truman dans le vrai monde sera pire, d’ailleurs comment l’imaginer heureux après ce qu’il a vécu, comment pourra-t-il ne serait ce qu’accorder sa confiance, ne croira-t-il pas, toute sa vie, qu’on le trompe et qu’on se joue de lui ?
3. Jusqu’au prochain article, bon après-midi, bonne soirée et bonne nuit !